Lyriandre : Un Grand Gardien.

          Le regard perdu dans les flammes dansantes du feu de camp, cette Haute Gardienne était assise avec ses Gardiens et autres proches officiers devant la tente de leur maître. Pour cette dernière nuit d'accalmie précédant une bataille qu'ils redoutaient être trop meurtrière pour pouvoir se retrouver à nouveau tous ensemble, les compagnons se racontaient des anecdotes de leurs vies pour essayer de faire tomber la tension. La seule chose que la cheffe du groupe parvenait à se remémorer, était le souvenir de son mentor d'antan qui avait donné sa vie pour sauvegarder le futur de la jeune femme. Samiya qui eut, bien des années après, prêté serment de faire de même pour son jeune maître, voyait dans le brasier à ses pieds les images du moment le plus sombre de sa vie.

           Comment en étaient-ils arrivés là ? Cette interrogation, née du désarroi de ces jeunes hommes et femmes qui ne se seraient jamais doutés qu'ils auraient à faire face à une telle situation, flottait d'esprit en esprit, semant la panique dans les rangs. Samiya avait un rêve à concrétiser ! Elle pensait impossible de ne serait-ce qu'approcher la mort d'aussi près avant d'y parvenir. Elle n'était plus lucide vis-à-vis de la situation. Les yeux et la bouche écarquillés, elle se demandait inlassablement pourquoi ça devait lui arriver. À la suite de cet ultime stage dispensé en proximité extrême d'un champ de bataille soit disant sous contrôle, elle serait enfin devenue Gardienne. Elle aurait enfin pu entamer une longue carrière militaire dont les réussites auraient permis à son nom de sonner comme légende aux oreilles des générations futures. Sans s'en rendre compte, elle s'était enfermée dans un cercle vicieux de négativité qui lui empêchait toute pensée rationnelle. Au contraire, tout n'était qu'obscurité autour d'elle et plus les ténèbres la gagnaient, plus son objectivité se perdait.

          Ils étaient venus à cet endroit en un groupe de cinquante jeunes Gardiens à en devenir, accompagné du vétéran qui les avait formés, qu'ils trouvaient trop fanfaron et badin pour leur inculquer des valeurs inhérentes aux combattants, et dont jamais ils ne se sont questionné à propos de son identité. Malgré leur nombre, Samiya ne mettait plus que sa propre existence en parallèle avec une perspective de survie. "S'il faut qu'un seul n'en réchappe, ça doit être moi coûte que coûte". Sa respiration devenait de plus en plus lourde, graduellement plus difficile à maintenir à mesure que l'atmosphère restreinte de la lisière de la forêt qu'ils occupaient se chargeait d'une "pression qui ne se relâcherait qu'à leur mort", pressentait-elle. Aucun d'eux ne parvenait à se résoudre à mourir, mais plus personne ne luttait pour leur survie.

           De plus en plus, le sol se mettait à vibrer. La pensée que leur dernier souffle approchait, les faisait tous suffoquer. Samiya peinait à contrôler ses sens. Ils étaient apparus. Ses bourreaux. L'unité d'Argans qui avait réussi à s'infiltrer profondément parmi les bataillons des Hommes s'avançait sous ses yeux. L'air sifflait en entrant et sortant de sa gorge. La sueur dégoulinait sur son front et ses joues, sur ses mains tremblantes et ses jambes devenues trop flageolantes pour lui permettre de se relever. Au bas de la pente douce où elle et ses camarades se mortifiaient, une quantité qu'ils ne parvenaient plus à dénombrer d'Argans apparaissait en chargeant. De plus en plus nombreuses, les lignes ennemis s'estompaient dans les yeux embrumés par les larmes des membres de la "Garderie" de Lyriandre, comme ce dernier les appelait. L'espoir était une notion appartenant à un lointain passé, dans la chaleur du confort d'un quotidien et d'un futur parfaitement sous leur joug.

           - "N'abandonnez pas vos vies !"

           Lyriandre en avait assez de réfléchir.

           - "Ne laissez pas mourir vos espérances !"

        Lui, qui était depuis le début le seul à chercher un moyen pour que tous s'en sortent, se tenait debout face à la troupe arganne qui montait vers eux.

          - "Aucun être humain, Homme ou Argan, n'est invincible !"

          Sa voix résonnait dans les pensées de sa Garderie.

          - "Cessez de vous laisser ronger par la peur !"

        Si dans les poitrines ne tonnaient que les tambours de l'angoisse de se confronter à l'ennemi belliqueux qui les traquait, Lyriandre cherchait les mots pour qu'au point de non retour, ce soit la détermination de vivre qui galvanise les pulsations de leurs cœurs.

         - "Elle ne peut pas être contrôlée, mais apprenez à la dompter ! Servez-vous d'elle pour aller au-delà de vous même ! Car la peur ne naît que d'une seule chose : la perception de nos limites ! Ce n'est la fin que si vous le décidez. Dépassez-vous ! Vous n'êtes plus membre de ma garderie. À votre retour, vous serez tous Gardiens ! Est-ce par ce pitoyable spectacle que vous me montrez que vous vous représentiez l'image d'un Gardien ?"

      Il laissa volontairement le silence suivant cette question créer une nouvelle vision de la situation. Ils avaient hâte d'être nommés Gardiens, à présent ils se rendaient tous compte que leurs épaules ne sauraient supporter le fardeau qu'impliquerait ce rang.

         - "Pour l'avoir souvent côtoyé, je connais bien la mort et croyez-moi, elle n'est pas présente avec vous. Ils sont à peine plus nombreux que nous. Impossible que nous perdions face à eux. Vous avez interdiction d'abandonner, vos plus belles années sont devant vous !" poursuivit Lyriandre avec une voix se faisant tantôt puissante, tantôt douce. "Je vous l'avez demandé et donc, sans même vouloir en savoir plus sur mon identité, vous m'avez continuellement appelé papa. Mon vrai nom est Lyriandre Elouan. Bien qu'appartenant à la branche principale, ce n'est pas moi mais mon frère cadet qui a hérité de la floraison de notre famille. Mais depuis petit, je n'ai jamais eu d'autre ambition que de devenir un Haut Gardien. Un homme sur qui ses subordonnés pouvaient compter ! Même en me sachant sans floraison, je n'ai jamais arrêté d'avancer. Chaque jour, un pas supplémentaire. Encore et encore. Travaillant plus que tous les autres ! J'ai perfectionné l'acquis martial, la Loi de Modelage, que chaque être humain peut développer, à un point où tous se demandent si je n'ai pas une floraison cachée : J'ai été en conséquent confronté maintes et maintes fois à ce que vous ressentez. Et je la comprends. Cette peur qui vous fait courber l'échine. L'abandon n'a cependant jamais fait partie de mes options. Elle ne devrait pas faire partie des vôtres ! Et ainsi, à l'apogée de ma carrière, j'ai été honoré du titre de Grand Gardien ! Le plus haut rang qu'un Gardien puisse espérer atteindre".

          Le ton de sa voix variait à chaque phrase, à chaque mot, et son discours avait un effet instantané sur ses auditeurs. Les uns après les autres, en commençant par Samiya, ils se levèrent derrière lui.

          - "Mon nom, Lyriandre Elouan, vous le connaissiez n'est-ce pas ? Assimilez-le à ma personne ! Ne tremblez plus mes enfants. Si votre moral manque encore, suivez mes instructions : Séchez vos yeux ! Tenez-vous fermement sur vos deux pieds ! Pensez à votre avenir comme si vous n'alliez jamais mourir ! Et regardez vers l'avant. Allez de l'avant ! Et si vous doutez, regardez mon dos ! Laissez vous guider par ce même dos qui a porté des décennies de victoires !"

          La troupe de ses petits commençaient à crier pour se donner du courage. La petite lance dans sa main droite et le targe dans sa main gauche, se muait doucement, formant, au fur et à mesure que les Argans approchaient, une seule arme : une hallebarde aux dimensions monstrueusement impressionnantes de taille. La prestance de Lyriandre suffisait à transformer les lieux environnants le champ de bataille à venir en une fournaise intolérable par la horde qui s'apprêtait à l'attaquer. Son aura martial était telle qu'on pouvait la voir à l'œil. Et les premières lignes arganes ralentirent spontanément à une trentaine de mètres du groupe de futurs Gardiens.

           - "Notre unique voie de salut est droit devant, derrière cette marrée d'Argan."

          Il avait murmuré cette phrase, la rendant presque inaudible. Mais les cœurs des jeunes gens qui se tenaient derrière son dos l'entendirent parfaitement. Leurs courages battaient maintenant à l'unisson, et les portaient par la motivation de ne pas laisser tomber en ce jour et le fervent désir de rester vivant derrière l'une des plus emblématiques légendes de leur époque : Lyriandre Elouan, un Grand Gardien d'Andjen, qui leur avaient inspiré leur rêve.

          Lyriandre avait crié à pleins poumons la conclusion de son plaidoyer.

          - "Je ne vous laisserez pas mourir ici ! Levez-vous ! Nous rentrons !"

         Sans un mot supplémentaire, sans un regard en arrière, Lyriandre Elouan élança toute sa brûlante expérience du combat, celle du plus puissant Gardien de sa génération, vers cette houle d'adversaires avec plus qu'une seule intention : Ramener ses petits à la maison.

          Elle était seulement âgée de dix-sept ans à cette période. Une larme roula sur la joue de Samiya à la pensée qu'un orphelinat avait été érigé à la mémoire de cet homme qui avait tout donné pour un meilleur avenir aux générations qui lui succéderaient. Ce même orphelinat qui était au cœur de la rébellion à laquelle elle faisait face depuis plusieurs mois. Ils avaient souillé l'image du héros à qui elle devait la vie, et qui l'avait décidé à dédier le reste de sa propre existence au bien être de la famille Elouan. À quatre-vingt-sept ans, elle devait à nouveau combattre, alors qu'elle pensait que les guerres se stopperaient avec le départ des Argans des terres des Hommes.

Ses mains ne tremblaient plus à la venue de batailles. Ce soir, son cœur était résolu à protéger Christopher Elouan qu'elle avait vu naître et grandir. Sa volonté ne la laisserait pas faillir à son devoir.

10.01.2021