SEUL.
Kernok et Wanis.
Il s'avance. Seul. Sur cette plaine sombre et silencieuse. Calme et respirant au rythme de la brise qui l'entoure. Plus loin derrière lui, se dessine à travers la poussière environnante les formes d'une forteresse qu'il avait plus tôt fait tomber sous son joug. Des craquements résonnent à chacun de ses pas. Il était venu accomplir son devoir et il ira jusqu'au bout, peu importe ce qu'il en coûtera : La défaite est inenvisageable pour celui que l'on appelle le Premier Marqué. Aucun effort de ses ennemis ne doit lui faire ployer genou.
"Je suis accablé par leur erreur de jugement. Aucun ennemi ne peut me survivre. Ces fous m'ont fait perdre d'excellents soldats. Des compagnons de toujours. Des amis précieux. Jamais je n'emporterai l'un d'entre eux en tant que prisonnier".
Ainsi s'exclame la colère de cet Homme solitaire qui se déplace parmi les corps inertes de ceux qui ont voulu l'écraser. Ses ennemis ont tenté de défaire son intellect par la fourberie, la mort leur ôtera tout espoir d'une fin victorieuse.
Kernok est renommé pour son génie tactique. Il fut qualifié, depuis son retour aux côtés des Hommes, de maître de guerre hors pair, et ce, dès sa première campagne militaire. Malheureusement, son talent s'était principalement exprimé en marge des champs de bataille. Tous, Hommes et Argans, n'avaient pu qu'authentifier sa vivacité d'esprit alliée à ses connaissances de pugilats passés, sans jamais se rendre compte de la présence ou non de sa force au combat. Et pour cause, il était revenu auprès des Hommes dans une condition physique particulière : Des Hommes capturés par les Argans et voués à devenir Aliénés, il fut le premier à conserver sa conscience humaine et en conséquent à contrôler la puissance acquise par le vaccin argan. Il est un Marqué. Mais cette part d'ombre le rend d'autant plus effrayant qu'il est supérieur aux Hommes en tout point. Malgré ce fait, Kernok avait accepté de se subordonner aux siens et n'avait jusque là joué qu'un rôle de stratège dans La Grande Guerre opposant les Hommes et les Argans.
Mais aujourd'hui a été bien différent. Aujourd'hui pour la première fois, Kernok a été forcé de prendre part à un combat. Minra est une citadelle qui, par sa position géographique, suffit à contrôler une vaste région étendue sur des milliers de kilomètres au pied de la falaise où elle trône. À la tête d'un régiment d'élite de quelques centaines d'Hommes, Kernok se devait de faire tomber ce point stratégique lors d'une attaque surprise. Après quoi, des garnisons seraient régulièrement venus renforcer des troupes qui auraient pour objectif la prise de contrôle de toute la région sous le commandement du Général Kernok, au profit des Hommes. La conquête de la ville fut brève durant la matinée.
"Ce n'était rien de plus qu'un piège".
Par cette pensée, le sang de Kernok commençait à bouillonner. Plus d'un millier de soldats Argans avaient débarqué dans l'optique de ne laisser aucune chance aux quelques unités de Kernok.
- "Voilà qui devrait le stopper." disait le commandant de l'armée argane, Wanis, sans sourire. "Ce jour marquera la fin du plus fervent adversaire que mon esprit n'ait jamais affronté."
Mais avant ce jour, personne n'avait vu Kernok combattre. Le carnage survint quand il s'est retrouvé seul.
Et seul il marche sur ce sol jonché de cadavres. Quelqu'un respire à ses pieds. Malheureusement, il ne combattait pas aux côtés de Kernok. Sa rage est toujours présente, l'air se met à trembler lentement, à mesure que Kernok lève sa main droite. Le corps du blessé se rétracte sur lui-même. Son visage affiche une expression horrifique, la bouche ouverte et les yeux s'exorbitant. Tout l'air que contenait son corps en sort. Rares sont les élus choisis par le destin à pouvoir maîtriser l'air. Kernok est la tempête qui transporte la mort à votre porte. Nul ne peut lui survivre. Et les dépouilles couvrent le sol. Et les os craquent sous ses pas.
- "Où est le donneur d'ordre !"
Son cri déchire le silence. Sa voix, puissante, ne montrait aucun signe de l'effort physique face à ce millier d'opposants, parmi lesquels se trouvaient probablement une cinquantaine d'Aliénés.
Sur les hauteurs autour de lui, deux ombres se dessinent. Quelqu'un l'observe avec effroi :
"Comment est-ce possible?"
Wanis avait contemplé la bataille avec effroi, anticipant d'abord une victoire écrasante mais qui tourna finalement en défaite incroyable. Lorsque le millier de ses soldats interceptait le petit régiment de Kernok, ç'a été un massacre. Renforcées par quelques aliénés, ses troupes ne devaient pas connaître la défaite ce soir. C'est alors que le vent s'est levé. À ce moment-là, Wanis s'était demandé pourquoi son Homme aliéné, doué d'une floraison du vent se donnait du mal pour une bataille déjà remportée. Il était déjà tard le soir mais en même temps que le vent prenait en puissance le paysage s'assombrissait encore et encore. Un Homme au centre des ennemis de Wanis restait debout : Kernok. Il se détacha du sol, s'élevant dans les airs, créant une tornade impressionnante autour de lui. Un déchaînement de puissance comme Wanis n'en avait jamais vu : "Qu'est ce qu'il est ?!" L'obscurité étouffante venait de cette unique personne qu'il observait. Ce que ses yeux voyaient son cerveau refusait de croire, mais c'était bien la peur et non pas le vent qui le faisait trembler. Dès lors, Kernok ne lui semblait plus humain : l'iris de son œil droit luisait d'une couleur écarlate et sa sclérotique brillait également, paradoxalement à sa couleur noire.
- "C'est la première fois que je vois ça…" s'entretenait Wanis avec son aliéné.
- "Quelle puissance en effet ." répondit ce dernier d'une voix monotone, sans émotion.
- "Pars mon second. Fuis ! Et fais passer le message qu'il faut plus craindre Kernok au combat qu'en stratège. Ma mort te tuera car tu as mon sang, alors ne perd pas une seconde pour transmettre ce que nous voyons."
Son aliéné, doté d'une floraison de déplacement, partit d'une vitesse à le rendre sourd, obéissant au moindre mot de son maître.
- "Adieu".
Le vent s'arrêta d'un coup sur le champ de bataille, tandis que chaque membre de l'armée arganne tentait de faire tomber Kernok. L'air était figée malgré le cyclone déchaîné autour de ce dernier. Le vent repris d'une façon inhabituelle : il souffla en direction du sol. Une seule bourrasque tempétueuse. Seulement une. Un seul coup de vent d'une puissance incommensurable. Toute l'armée fut à terre, écrasée par la pression du puissant souffle traduisant la rage de Kernok. Kernok redescendit, le vent s'arrêta, plongeant tout dans un un silence total. L'accalmie laissa le temps à Wanis d'observer Kernok sur la plaine. Seul. Tremblant mais immobilisé par la peur. N'entendant que les bruits de pas qui résonnaient jusqu'à lui.
Kernok appelle à lui.
Quelques secondes passent et une caresse du vent sur sa joue glace Wanis jusqu'au sang. Il est figé pour de bon. Kernok fixe Wanis à présent, de son œil droit semblable aux siens. Le visage de Kernok est fortement marqué. Des nervures rouges qui s'étendent depuis cet œil y sont incrustées. Un visage que Wanis reconnaît :
"Tu es l'aliéné catégorisé comme échec qui s'était échappé…"
Mais c'est la peur qui a le contrôle. Wanis, étant un Argan, surplombe tous les Hommes de dizaines de centimètres, mais Kernok l'approchant, il se sent ridiculement petit face à lui. Il perd sa conscience d'être sur Terre, la gravité lui semble être d'une intensité jamais ressentie. Elle le presse sur le sol, au point qu'il sente son propre corps fusionner avec la boue et les mauvaises herbes qui s'étalent à ses pieds. Il s'effondre à genoux face à la présence monstrueuse d'un être le considérant comme un ennemi mortel.
"Qui pourrait le vaincre ?"
C'est la dernière pensée de sa dernière nuit en vie.
6.12.2020