Tragedy of an Argan

Erik Yâk'ov


          Grelottant. En dépit des quelques épaisseurs de pulls, vestes et couvertures dont il s'était recouvert le corps, Erik Yâk'ov ne parvenait à affronter les températures négatives autrement qu'en tremblant. Une souffrance nouvelle pour lui qui, dans un passé très proche, réussissait toujours à trouver la chaleur nécessaire à son confort près d'un feu de cheminé. C'était ce froid intense et sec griffant ses joues rougies qui l'avait fait sortir de son lit de fortune.

          "C'est probablement le matin", se dit-il.

Il faisait toujours aussi sombre qu'à son coucher mais il lui serait impossible de se rendormir. Il le savait et il préféra donc se préparer pour continuer son périple, quête d'un nouveau foyer. Malgré sa situation périlleuse, il se refusait à abandonner ne serait-ce qu'un seul atome de mémoire de sa famille, et en cette nouvelle matinée, comme toutes les autres, il n'oublia pas d'appliquer ce que sa mère lui rappelait sans cesse : l'importance de prendre un petit-déjeuner avant de commencer une journée. À la différence qu'en ce jour, ces mots ne résonnaient qu'uniquement dans ses souvenirs. Et son petit-déjeuner, il n'en portait que le nom. La neige fondue et récoltée pendant la nuit dans les réservoirs entreposés autour de sa tente à cet effet, remplaçait la douceur des boissons, chaudement chocolatées ou fraichement acidulées, supposées réveiller. Un morceau de pain dur lui faisait regretter la fraîcheur des fruits emplissant son corps d'énergie. Il entamait pourtant la période la plus exténuante de sa vie.

            Erik se sentait vide de motivation, avachi sur un petit tabouret en bois abîmé dont il sentait l'humidité tremper peu à peu son pantalon. Sans qu'il ne le veuille, son regard s'était perdu vers la ruine constituée des débris de ce qui fut encore quelques jours plus tôt sa maison. Un manoir aux dimensions démesurées. Bâti, agrandi et rénové des siècles durant par une seule famille. Un seul nom. Une demeure où vivaient ensemble plusieurs générations des seigneurs d'Antôn, une province reculée et profondément étalée dans la chaine de montagne Antôn Malakh. Il s'agissait de sa famille. Proche et plus éloignée. Branches principales et annexes. Le cœur serré, il entendait les bruits qu'il trouvait jadis insupportables des plus jeunes pendant les repas, et en particulier ceux du matin. Il regrettait n'avoir pas plus profité de la chaleur humaine que sa famille lui procurait. Le traineau emplit de joyaux, emblèmes, armoiries et autres écrits, peintures ou coutures prouvant l'existence passée de sa souveraineté, ne comblera pas le fossé affectif creusé par cette secousse sismique meurtrière. Malheur ou chance, durant cette funeste et froide journée, il était en déplacement politique et s'est retrouvé seul survivant.

Il décida de réveiller Tholya, sa fût femme de chambre, cette femme Aliénée qui l'avait jadis accompagné à toutes ses destinations et qui restait à présent sa seule compagnie. Il rentra dans la tente pour la trouver éveillée. Elle ne dormait pas. Comment le pourrait-elle lorsque son maître, était sur pied depuis plusieurs minutes.

          - « Remettons-nous en route, Erik, lui lança-t-elle dès qu'il fut entré.

          - Oui. »

       De toute façon, aucun sommeil ne saurait être reposant avant qu'il n'eût rattrapé le seigneur nomade Kaal In'Ov et sa troupe d'Aliénés, parmi lesquelles le seul recensé à pouvoir moduler les couches supérieures de la lithosphère. Le premier suspect à la source de ce violent tremblement de terre parfaitement localisé, autant temporellement et par sa position géographique, que dans son intensité.

         Ils marchaient depuis plusieurs heures à présent. Le soleil transparaissait au travers des nuages. Un point blanc déchirant le voile gris qui couvrait le ciel. Et depuis le matin, chaque pas raffermissait un peu plus la colère d'Erik. Lui, un homme si charmant et souriant. Un homme au tempérament si calme et patient. Il sentait tous les jours son sang bouillir dans ses veines, un peu plus chaque seconde de son réveil à son coucher. Cela durait depuis une semaine. Il ne se reconnaissait plus lui-même, rongé de l'intérieur par un feu dont il était le combustible et la victime. Le lac gelé qu'ils longeaient reflétait la peau rougie de ses joues et son regard cinglant. D'ailleurs il ne le contrôlait plus. Les nerfs à vif, ses yeux se tournaient instinctivement vers chaque bruit alentour qui, s'il s'avérait relier à une forme de vie, devrait assumer d'endurer le courroux de la rancune qu'Erik portait. Il se savait au bord d'exploser mais ne parvenait à se calmer. Il entendait son cœur battre dans ses tempes. Il sentait la veine qui séparait son front en deux dans ses moments de tension palpiter. Mais il ne devait pas craquer car Tholya en subissait aussi les effets. Ses deux pieds se sont plantés dans la neige. Il se fixait dans le lac, les poings serrés au point où des gouttes de sang vinrent tinter d'écarlate la surface du lac. Il ne regardait plus que l'eau du lac. Et elle était trouble à présent. Agitée. Sa vision était embrumée par les larmes inondant son visage.

           Une main lourde de réconfort et de compassions se posa sur son épaule. Tholya pleurait également, mais, pour sa part, ne le voulait pas nécessairement. Il se retourna vers elle. Un cercle centré sur la position de Tholya montrait une rupture nette avec le manteau de neige : sur un rayon de vingt mètres, de la boue avait remplacé le tapis blanc en dégageant une légère fumée.

Il devait se calmer maintenant. Attraper la corde salvatrice qui le mènerait vers un minuscule point de lumière dans cet océan de ténèbres. Il devait attacher sa conscience à ce qu'il lui restait. Et il lui restait Tholya, l'Arcane du Soleil. Elle lui murmura d'une voix douce mais autoritaire :

          - « Arrête ! Calme-toi, maintenant. »



Note de l'auteur : Tholya a une pyro-floraison. Elle appartient à la deuxième génération des Hommes fleuris, ceux possédant des floraisons simples, les floraisons « originelles », avant les premiers cas du phénomène du Multi-floraison.


10.11.2022