Parce que je te vois.
Konig and Koroleva.
"On dit, beaucoup trop vulgairement, que l'on peut tomber amoureux par un regard. Selon moi, c'est dû à une mauvaise compréhension, mais cela ne devrait en aucun cas signifier que l'on s'éprend d'Amour simplement en voyant autrui dès la première fois. Mais plutôt, parce qu'ainsi chacun confirme dans les yeux de l'autre qu'une connexion s'est faite en profondeur. L'Amour transcende la raison, prodigue une vision au-delà de la réalité. On dit que nos yeux sont le reflet de notre âme ? Tomber amoureux par un regard, pour moi, signifie qu'en se voyant, nos cœurs se sont vus. Et je suis persuadé que cela ne peut être possible que dans le cas où il y a eu au préalable une liaison d'esprits. L'Amour ne peut ainsi pas résulter d'un coup de foudre, mais se construit temporellement par des partages de pensées. D'expériences. De souvenirs. Jusqu'au moment où regarder son âme sœur signifie la voir. Voir son âme. L'Amour est un sentiment réciproque d'affection infinie. Une relation entre deux cœurs, plus que deux personnes. Ainsi, les plus belles histoires d'amour peuvent s'être vécues avant même avoir commencé…"
Paisible. Les yeux fermés et le sourire aux lèvres. C'était l'état dans lequel l'homme allongé exprimait ce point de vue, comme chaque soir qu'il avait passé cloué sur son lit, à cette seule infirmière qui avait suffi pour prendre soin de sa santé jour après jour durant les mois passés. La chambre semblait pure comme neige. La blancheur des meubles et des draps n'était cassée que par le turquoise du système holographique des moniteurs hospitaliers. Il y était entré car son âge trop avancé l'inhibait de pouvoir s'occuper de lui-même, en raison de multiples troubles et maladies physiques et psychiques. Il attendit patiemment que sa soignante, joyeuse et guillerette comme à son habitude, finisse de prendre son pouls et sa température, vérifie le bon fonctionnement des appareils médicaux et fasse attention à ce que tous les cachets du patient soient bien ingérés. Puis, avant qu'elle ne quitte la pièce blanche, il lui proposa de l'écouter un peu plus.
- "Le moment approche, n'est-ce pas ?"
En voyant sa tête surprise, il continua tout en fermant ses yeux.
- "Mon état vous a quelque peu perturbé ces dernières semaines, n'est-ce pas ? C'est parce que le moment arrive".
Il attendit encore que la curiosité pique la thérapeute et qu'elle se retourne vers lui pour reprendre :
- "Laissez-moi vous raconter une histoire supplémentaire aujourd'hui, pendant que nous l'attendons, voudriez-vous ?
- Nous l'attendons…? Mais attendre… quoi ?"
Le vieil homme sourit plus amplement, et commença son récit.
Des siècles auparavant, la Gardienne Koroleva avait été envoyée à Girshtad afin d'offrir aux Hommes l'opportunité d'en prendre possession. Sa floraison lui permettait de créer des ponts spatiaux entre deux lieux. Plus précisément, elle pouvait imprégner différents lieux de portes psychiques dont elle seule avait un accès mental, et ensuite créer des ponts entre elles. Des armées entières pouvaient ainsi les traverser. Le but étant d'infiltrer la Gardienne dans des camps argans et de lui permettre d'y ouvrir des passages pour que des troupes puissent s'y rendre en toute discrétion, prenant les Argans au dépourvu. C'est une stratégie qui avait fait ses preuves et nombre de vies étaient, par ce stratagème, épargnées.
Koroleva et son dernier garde du corps, Konig, avaient atteint le point stratégique. Une salle située dans les souterrains du bâtiment principal du camp militaire de Girshtad. Ce qui n'avait pas été prévu, était que les Argans avaient compris son mode opératoire et s'attendaient à sa subtile invasion. À peine enfermés dans la salle que les deux protagonistes entendaient des pas dans les couloirs voisins et les cors d'alerte sonner. Koroleva avait besoin d'un peu moins d'une minute pour créer une porte et la relier à l'endroit où son armée attendait. Un temps qu'elle doutait avoir, mais déterminée à ne pas échouer, elle entama la procédure. La porte d'entrée se brisa d'un coup sous une explosion venant de l'extérieur. Un argan s'engouffra par la fumée, arma très rapidement son bras de son javelot et le lança en direction de la Gardienne.
Même si elle devait mourir ce jour-là, elle ouvrirait un passage quoi qu'il advienne. Elle ferma les yeux. Elle entendit l'air siffler et le projectile se planter dans la chair avec un bruit mou.
Aussitôt le pont spatial créé qu'elle se retourna, indemne, pour appréhender la scène. Un argan se tenait debout, le bras tendu et immobile à l'autre bout de la pièce. Le corps de Konig était à ses pieds, transpercé par la longue lance effilée dont la dorure était à présent tachetée de liquide écarlate. Koroleva s'empressa de la retirer et la jeta à sa droite. Aucun bruit ne se faisait entendre. Ni les ordres criés, ni les pas des troupes qui devaient passer par son portail pourpre. Ni la lance qui aurait dû atterrir non loin d'eux, ni les Argans à l'entrée de la salle. Même les sons répétés des olifants argans s'estompaient graduellement. Le temps s'était arrêté autour d'eux. Eux seuls comptaient. Koroleva se pencha et s'assit à genoux à côté de Konig. Elle déposa délicatement sa tête sur ses cuisses et, tandis que la première des larmes que verseraient ses yeux tombait sur la joue de son garde, elle demanda dans un soupir :
- "Pourquoi ?"
Konig ouvrit ses yeux à moitié et les plongea dans ceux de Koroleva.
- "Parce que tu dois vivre… Si tu ne vis pas, je mourrai aussi de toute façon…"
Et ils restèrent tous deux dans cette position sans détourner une seconde leur regard. Profitant de la vue de l'être aimé.
Konig poursuivit son monologue.
- "Parce qu'à notre première rencontre, j'ai vu un visage qui dépassait la beauté légendaire de l'impératrice Iryna… Parce que mille vies sans toi ne valent pas un de tes sourires… Et parce que tu ne l'as jamais su mais j'ai toujours veillé sur toi. Tout comme à ton insu, tu as été la gardienne de mon cœur. Parce que tu es mon soleil et si j'avais des ailes je t'offrirai les cieux…"
Konig souriait paisiblement, aucun regret ne se lisait sur son visage.
- "Non... Si j'avais des ailes, je n'aurais pas été dissuadé de chercher le contact de tes lèvres, même si elles en avaient brûlé… Tu es mon soleil et ta perte dévasterait mon monde, le plongerait dans les ténèbres. Parce que le seul sentiment que j'avais en regardant une pleine lune et ses milliers d'étoiles alentour durant une claire nuit d'été, était le regret de ne pas te contempler toi… Parce que si j'ai toujours été proche de toi, c'était en attendant de t'avouer que… "
Ses yeux se fermèrent doucement, laissant une larme rouler le long de sa tempe.
- "Parce que si j'ai toujours été à tes côtés, c'est que ta seule présence suffit à me combler… Et surtout, parce que mourir dans tes bras est le plus doux des châtiments…"
Koroleva se plia pour embrasser les lèvres tièdes de son amour perdu. Elle s'en écarta à peine pour répondre tendrement :
- "Si je t'ai demandé une raison, c'est parce que, toutes ces années, j'ai attendu ta demande. Hélas, tu t'en vas avec mon cœur… Comment oses-tu penser que j'en survivrai ?"
Tina était assise sur le petit fauteuil au chevet de l'homme qu'elle veillait depuis des mois, et pleurait sans retenue en s'abreuvant de son récit.
- "Eh bien, jeune fille. Penses-tu avoir trouvé l'Amour ?"
Il ria. Les yeux de sa soignante s'écarquillèrent. Ce qui se déroulait dans la pièce, brièvement imprégnée d'une lumière violette, dépassait sa compréhension, mais, en même temps, confirmait les diagnostics médicaux des semaines passées durant lesquelles elle notait l'amélioration exponentielle de la santé de son patient qui était à la base sur le point de mourir.
On frappa à la porte.
Sans réponse de la part des résidents, elle s'ouvrit sur une femme à la claire et la chevelure dorée. Grande et fière, elle se tenait debout dans l'encadrement de la porte avec la prestance d'une reine. C'est l'homme sur le lit qui brisa le silence.
- "Est-ce toi ?
- C'est moi… Bon anniversaire. Profitons de notre journée."
Il se leva de son lit et alla la rejoindre.
Fort de sa jeunesse nouvelle, il ajouta une dernière confidence à celle qui l'avait veillée.
- "Tina. En l'année 97 de l'ère de la Fleur, ce couple dont je t'ai conté l'histoire a créé sans le savoir une distorsion spatio-temporelle, causant de ne pouvoir se retrouver que le temps d'une journée, quand la vie de l'un d'eux arrivait à son terme. Moment où l'autre entamait une nouvelle existence, à nouveau seul pour le temps d'une vie. J'ai apparemment une floraison qui m'offre un certain contrôle sur le continuum temporel et je l'ai appris ce jour-là. Pour le reste de la procédure, c'est un mystère. Malédiction ou bénédiction ? On a passé des âges à vivre des vies solitaires en attendant de se retrouver pour des uniques journées. S'assurant encore et encore de l'avenir de l'un et de l'autre pour un seul moment de complicité hors du temps. Comme la première fois d'une certaine façon. En tout cas, je l'ai aimé des siècles durant.
Konig détourna ses yeux de Tina et les plongea dans ceux de Koroleva.
- "Koroleva. Je t'aimerai pour les millénaires à venir."
24.01.2021