Contraintes : Commencer l'écrit par "L'ascenseur affichait encore une fois hors service" et le terminer par "Certes cela n'a plus aucun sens, mais je me sens encore vivant(e)".

L'ascension de Leïla.

           L'ascenseur affichait encore une fois hors service. Et encore une fois c'était arrivé en soirée, lorsque le corps de Leïla, fatigué par la journée, se tenait en son centre après avoir vainement pressé le bouton 6. Elle passa un long moment à observer les rides, marquant son visage malgré le maquillage qui lui volait chaque matin de précieuses minutes de sommeil. Elle méprisa le tailleur noir et blanc qui lui donnait l'allure d'une dame d'un statut qu'elle n'avait pas, et les talons hauts qui mettaient au supplice tout le bas de son corps durant les dix heures quotidiennes qu'elle passait loin de son domicile, ces talons qui ne lui valaient comme satisfaction que les sifflements mal placés et les regards lubriques de ces animaux qui n'avaient d'homme que l'apparence. Elle souffla d'exaspération et, après s'être mentalement préparée à affronter les escaliers qui la mèneront chez elle, elle se résolut à entamer la longue montée, talons à la main.

          La première épreuve survint comme elle le pressentait avant même la première marche. Leïla, le moral au plus faible de toute la journée, peinait toujours à passer devant le logis de la gardienne du bâtiment. Cette dernière était une incroyable cuisinière et les effluves d'épices mijotant tendrement en préparation de son dîner se dégageaient dans tout le rez-de-chaussée. Les odeurs des repas orientales avaient le don de charmer totalement l'affamée Leïla. Ça n'aurait pas été la première fois qu'elle succomberait à la tentation alléchante de manger avec Rachida, la gardienne célibataire au grand cœur. Mais pas ce soir, Leïla savait qu'elle devait se dépêcher de rentrer chez elle. Même si cela signifiait rester à sa solitude, ça ne lui était en rien déplaisant. Elle s'efforça de penser au fils de Rachida qui, loin d'être innocent, la fixait constamment d'un regard louche. Cette pensée lui suffit pour se motiver à faire fi de son ventre vide. Le premier étage n'était pas encore atteint que ses jambes commencèrent à la faire souffrir. Mais ce n'était pas la pire douleur qui la tenaillait. Ses tempes tambourinaient au rythme de ses battements de cœur, son travail de contrôleuse de gestion n'épargnait pas sa tête et elle arriva enfin au premier étage de l'immeuble où, tous les résidents se connaissant très bien, il n'était pas rare de les voir parler et rire entre eux, toutes portes ouvertes. Pour Leïla, c'en était trop. Elle admirait ces personnes joviales et sociales mais le bruit était d'une intensité insoutenable. Elle sentait tous les yeux se tourner vers elle lorsqu'elle passa devant leur couloir. Toutes les voix s'élevaient de plus en plus comme si chacun s'évertuait à savoir à partir de quel niveau sonore les pauvres oreilles de Leïla craqueraient. Elle ne se laissa cependant pas abattre, pris sur elle et poursuivit son ascension vers le sixième. "Courage, Leïla !" se dit-elle, "Tu peux faire mieux que ça."

          Ainsi elle déboucha sur le deuxième étage. Le couloir était exactement à l'opposé de celui du dessous. Totalement vide à l'arrivée de Leïla, un homme s'était néanmoins hasardé en dehors de son appartement. Elle voyait son dernier petit ami, sa dernière erreur de confiance. Elle le détestait et ne supportait pas la vue de cet être sans cœur qui s'était nourri du sien pour continuer de vivre. Il lui fit un signe de la main au même moment qu'une femme sortait de l'appartement. Leïla ne hasarda pas un seul regard de plus, tourna les talons et reprit la traversée des étages. Aucune fatigue ne devrait pouvoir la dissuader de fuir aussi vite que possible un homme qu'elle abhorrait autant. Et elle se mit à courir sur des marches qui lui semblaient être séparés par une hauteur croissante à chaque pas.

          Elle arriva, son cœur battant son plein, au sombre étage suivant. Les lumières étaient toutes éteintes. Même sous les portes d'entrées, aucune once de clarté n'éclairait un tant soit peu le couloir. Les pensées de Leïla s'embrouillaient avec la fatigue mais elle su en faire jaillir le fait que les pannes répétitives d'ascenseur prenaient source à cet étage. "Non pire !" La pauvre Leïla bataillait pour garder des pensées cohérentes. "C'est là que vit des sectes de succubes, de vampires et d'autres démons nocturnes. Et la nuit tombant, ils doivent commencer à se lever." Si quelques mètres plus bas, son ex lui avait arraché son cœur, s'éterniser ici lui vaudra de se faire drainer le sang jusqu'à épuisement. Un cliquetis de clés qui s'enfonçaient dans une serrure la fit recouvrer ses forces par une bouffée d'adrénaline. Elle préférait nettement cracher ses poumons que de finir exsangue. Et c'était d'ailleurs dans ces conditions qu'elle arriva au quatrième étage : Essoufflée et avec les jambes en feu. L'étage quatre faisait tellement contraste avec le précédent qu'il paraissait être le plus lumineux de tout l'immeuble. La fenêtre ouverte à l'autre bout du couloir laissa entrer une caresse d'air frais qui parvint à Leïla. Et il y avait ce si bel homme qui y habitait. Son visage était si épuré qu'il était pris pour un ange. Non. Pour Leïla il s'agissait d'un ange tout droit descendu du ciel. Déchu, son pêché serait celui d'amener chaque soir une femme différente dans sa demeure. "Aucune de celle que j'ai vu entrer n'est jamais ressortie…" pensa Leïla. Elle fixa le ciel noir à l'extérieur de la fenêtre en se demandant comment il pouvait changer si souvent de compagne. "Peut-être était-ce la promesse de chevaucher sa belle licorne ailée." Leïla aussi aimerait s'envoler sur cette licorne. Mais elle ne voulait pas abandonner sa vie et tous ses projets. Comme elle se savait incapable de refuser la moindre demande du charmant résident du quatre, elle n'attendit pas de voir entrer par la fenêtre la créature dont on pouvait entendre battre des ailes depuis l'extérieur. Sans prendre plus de temps pour récupérer son souffle, elle poursuivit en vitesse son épopée vers son domicile.

Elle ne s'arrêta qu'une seconde au cinquième étage. Juste le temps de noter la présence d'une table à l'autre bout du sombre couloir. Les néons de cet étage ne fonctionnaient pas parfaitement et l'angoisse provoquée par l'obscurité partielle de l'étage était amplifiée par les lumières tressaillant sur le plafond. L'ombre que Leïla avait entrevu derrière le bureau avait disparu au clignotement suivant. Elle en eut des frissons dans le dos et tous les poils de ses bras jusqu'à sa nuque s'étaient hérissés en un instant. Elle ne voulait pas se retourner pour le confirmer mais elle savait que l'ombre s'était faufilée jusqu'à elle. Le dernier sprint pour lui échapper la mena à l'étage finale. Son étage. Elle était enfin parvenue au sixième étage où son appartement l'attendait. Haletante et exténuée, elle ne remarqua pas la présence de sa voisine de palier, une cigarette à la main et la regardant traîner des pieds pour arriver devant sa porte d'entrée.

- "Encore essoufflée d'avoir couru ?" lui lança-t-elle.

Leïla sursauta et répondit par un simple bonsoir, le sourire aux lèvres et les yeux à moitié fermés

- "Sérieux, tu pourrais marcher. Pourquoi te faire souffrir autant ?"

Elle patienta le temps que Leïla ait trouvé ses clés. Et juste avant que cette dernière ne rentre dans son appartement, sa voisine en robe de nuit et pantoufle la questionna.

- "Alors ? Tu ne racontes pas ce que tu as imaginé aujourd'hui?"

Après être enfin parvenue à son point de confort, les joues rougit par la gêne qui s'immisça en elle après la question de sa voisine, Leïla claqua sa porte d'entrée. Elle posa tout son corps contre celle-ci et, à voix basse, répondit à sa voisine qui ne pouvait déjà plus l'entendre.

- "J'avais besoin de voir ces inepties."

          Puis en repensant aux périples exempts de sens qu'elle venait de voir prendre vie, elle sourit. Son imagination était la dernière chose qu'elle possédait dont personne d'autre n'avait l'accès. C'était son jardin secret, son échappatoire quotidien. Elle construisait des mondes à partir du battement d'aile d'un oiseau ou d'un signe de main. D'une lampe allumée sur une table ou d'une coupure de courant. C'était chez elle. Son réel ultime point de confort. Et si on lui donnait le temps, elle s'y perdrait de plus en plus profondément, pour ne plus jamais faire surface. "Certes cela n'a plus aucun sens, mais je me sens encore vivante."

17.01.2021